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« Elle était comme ça , Alex »

Par nicolas@zoomdici.com mer 10/03/2021 - 12:00 , Mise à jour le 10/03/2021 à 18:09

Des amis d’Alexandra Richard se sont réunis pour confier quelques morceaux de vies passés avec elle. La danseuse et chorégraphe est décédée ce 1er mars 2021 à l’âge de 46 ans, laissant un vide béant dans le cœur et le monde du spectacle altiligérien.

Bobine, Bobinette, ma p’tite Alex, mon Alets, mon Alexandre.. Parfois les gorges se serrent et les mots s’étranglent au travers. Parfois leurs yeux brillent ou s’échappent quelque part pour retenir les larmes. Mais tous sourient quand ils la dépeignent. "Mon Alex, elle adorait les chats, confie Angèle, comédienne. Elle avait un matou qui s’appelait Gonzo. Depuis, mes filles la surnommaient Tata Gonzalex". Elle continue à parler, le regard posé sur ses mains. "Alex, c’était quelqu’un qui aimait tout le monde. On ne pouvait pas ne pas être gentil avec elle. C’était quelqu’un de très réservée. Malgré cela, sa présence rayonnait partout où elle passait".

Alexandra Richard dans le spectacle "Traces". Photo par Stéphanie Rossignaud

"Elle était toujours partante pour quoi que ce soit"

Alexandra Richard est née en 1974 au Puy-en-Velay. Après son bac, elle a suivi une formation en histoire de l’art et se rend à Montpellier pour obtenir un diplôme d’État à l’Epsedanse. Elle s’en va quelques temps dans la cité lyonnaise puis revient dans son département d’origine en 2008. "Avec Bobinette, nous avions déjà créé des liens très forts à la fin des années 90 avec la compagnie Ali balbal et les 40 jongleurs, précise le comédien Stéphane. Après ça, elle a intégré de nombreux projets artistiques. Elle était comme ça, Alex. Elle ne disait jamais non." D'après sa bande de potes, elle était capable de s’engager dans des projets les plus éclectiques en fournissant un travail juste démentiel.

"Alex,

Tu fais corps
Tu fais corps avec la pierre
Avec le vent
Avec l’air
Tu fais corps
Tout le temps
Tu fais corps

Avec le monde autour de toi
Avec les murs
Avec l’espace
Avec ton corps
Tu fais corps

Tu fais corps
Avec le blanc
Avec le noir
Avec le sol
Tu fais corps

Devant les peintures
Devant tes amis
Devant la femme
Devant l’homme
Devant la Terre
Devant Toi
Tu fais corps
Et comme si ça suffisait pas putain
Tu fais corps
Tu fais corps

Depuis si longtemps
Tu fais corps
Tu fais corps
Mélangée aux escaliers du musée
Tu fais corps
Quand tu montes ta rue pavée
Quand tu ris
Quand tu joues
Quand tu pleures sans doute
Tu fais corps

Et quand nous on pleure
Tu fais corps
Tu fais corps
Tu fais corps…

Et quand tu danses Alex
Oui, quand tu danses Alex
Alors avec légèreté
Tu t’envoles
Tu fais l’Ange
Comme pour dire au revoir...simplement
Toi
Tu fais l’Ange..."

Impossible de mentionner tous les lieux, les associations et les écoles du département où la danseuse a fait corps avec l’ombre et la lumière. Mais elle a, entre autres, travaillé avec la compagnie Au clair de la bulle à Langeac, avec celle de la Gradiva au Puy-en-Velay, avec l’Arppec (Association de Recherches Psychologiques, Pédagogiques et d’Expression Créatrice), lors des Déboulés de Mai ou encore dans la sombre pièce intitulée "Trace" des compagnies Ares et La Peau de l’ombre.

"Alex, elle était sombre à l'intérieur mais lumineuse à l'extérieur. Pour restituer la violence, la gravité ou la douceur, elle utilisait ses propres souffrances et sublimer ainsi ses chorégraphies". Angèle

"Quand elle dansait, elle avait le don rendre l’espace tangible"

"En 2016, elle a terminé une formation de Body-Mind Centuring qu’elle a suivi pendant 3 ans à Paris, souligne l’une ses amies Raphaëlle. Et cette expérience lui a changé la vie. C’est d’ailleurs à la suite de ça qu’elle a créé sa propre compagnie, la compagnie des Corps Mouvants." Au musée du Puy, ils sont alors des centaines à avoir croisé l’artiste mettre son "corps à l’œuvre" et offrir une visite tout en mouvement, une odyssée en vibration pour donner vie aux œuvres exposées. "Alex, quand elle dansait, elle avait le don de rendre l’espace tangible, livre Fanette de la compagnie Gradiva. Elle arrivait à mettre de la chair autour des mélodies. Elle arrivait même à sublimer un art qui fusionnait avec le sien."

"Il y a 3 ans, Alexandra Richard nous a proposé une déambulation sur le thème de la place de la femme dans l’art. La femme comme muse, peintre ou sujet… Une visite dansée voulue comme une invitation à la réflexion portée par le mouvement, le geste, l’intention et le choix des thèmes musicaux.

En 2019 sortait le premier volet de « Songes de femme », questionnant les notions de féminité, le combat féministe ou l’égalité homme/ femme. Avant chaque volet de « Songes de femme », Alexandra Richard effectue un travail préparatoire, une appropriation de l’espace et de l’architecture des lieux simultanément à une recherche du mouvement et du geste. En outre, les œuvres retenues font l’objet de recherches. Ces visites dansées permettent aux spectateurs de laisser libre cours à l’émotion, au plaisir, au ressenti. Ce positionnement permet d’autres questionnements, une autre approche des œuvres et souvent un retour d’expérience de visite très positif".

Une année particulière

"Chaque séance proposée en 2019 puis en 2020 était complète. C’est pourquoi un second volet à cette visite dansée a été proposé pour la saison 2021, la veille de la journée des droits des femmes, le 7 mars 2021. Malheureusement, le contexte sanitaire nous a obligé à de nouvelles formes de représentations. C’est pourquoi, le musée Crozatier souhaitait proposer en avant première une captation du travail réalisé par Alexandra Richard autour de six œuvres issues des collections permanentes et des œuvres actuellement prêtées par le Fonds régional d’art contemporain pour l’exposition Memento (jusqu’au 19 septembre 2021).

Tous les membres de l’équipe sont très émus de la disparition d’Alexandra".

Alex dans "Traces", mise en scène par Roger Benoit. Photo par Stéphanie Rossignaud

"Les mots et les maux se drapaient d'un corps à ce moment-là"

Mickael, sociologue et écrivain, se rappelle comment Alexandra parvenait à s'emparer des émotions d'un écrit pour leur donner ensuite une enveloppe charnelle à travers sa danse. "Elle s'est beaucoup investie à l'Atelier du 8, un lieu d'exposition de la rue Chèvrerie au Puy, témoigne-t-il. Avec « Slow », une ode à la lenteur présentée derrière la vitrine à cause des restrictions sanitaires, elle a permis à tous de pouvoir la regarder jouer ainsi avec le temps et les mouvements."

Il ajoute : "Un jour, je lisais un texte face à un public. Alex était derrière moi à interpréter ce que je disais. Les mots que je prononçais paraissaient alors prendre une autre dimension, une autre substance dans sa chorégraphie. Elle les mettait en résonance. Les mots et les maux se drapaient d'un corps à ce moment-là".

"Je n'ai pas les mots pour exprimer ma tristesse. Je préfère la confier avec ces quelques notes de musique", Véronique Rideau :

Dans la pièce "Cent milliards de soleils et quelques chagrins" en 2016. Photo par Cécilia Grand

Obscur et lumière

"Alex ? C'était quelqu'un de très réservée, sourit Anne-Claire, présidente de l'association des Corps Mouvants. Et pourtant elle rayonnait. C'était une personne sans une once de méchanceté avec une sensibilité exacerbée. Alex avait aussi une grande part d'ombre en elle. Peut-être est-ce ainsi qu'elle percevait la part d'ombre ou de lumière qui existent en chacun d’entre nous". Marie-Jo de l'association Arppec se souvient de son investissement dans le travail. "Elle cherchait au plus profond d'elle-même pour que son corps restitue les choses le plus intensément possible".

Tu danses en nous

"Tout n’est que vanité et les mots plus que tout
dans des circonstances aussi douloureuses.

C’est peut-être pour cela que tu avais choisi d’exprimer ton intégrité et ta radicalité par un autre langage : la Danse.

Toi la discrète, la pudique, tu t’es livré et offerte à cet art, avec humilité.

Tu savais faire sans les mots.
Tu nous ouvrais la voie vers un autre langage, plus essentiel, plus fondamental.

Certains mots te parlaient pourtant.
Les ombres qui dansent, le vertige.
Ausculter et sculpter l’espace, faire apparaitre au-delà du visible, révéler.
Entrer en résonnance.

Se livrer à l’éphémère, repousser les frontières, explorer les limites, sonder les mystères.

Ta vie a été subtilisée violemment et brutalement.

Alexandra, tu laisses des traces subtiles et des empreintes indélébiles en nous.
Ton cœur t’a lâché mais le nôtre ne te lâchera pas.

Tu danses en Nous".

Danser : un mystère

"C’est un choix très singulier et radical que de donner sa vie à la danse.
De s’exposer, sans mot, avec son corps, son esprit, son âme, toute son intégrité.

Pour se livrer au mouvement, à l’espace, aux limites, aux frontières, aux lisières, à leur dépassement.

Faire exister un espace partageable, un lieu autre, de rencontre, 
à partir de l’infime, de l’intime.

Le moindre geste, le moindre déplacement deviennent langage, exploration, questionnement, intrigue, mystère.

Quel dénuement, quelle précarité, quelle vulnérabilité, quel courage, quelle force, quelle sensibilité, quelle solitude, que de faire des signes et tenter de créer un langage avec son simple corps.

Apprivoiser l’inconnu.
Passer par un ailleurs que par le dire.
Revenir à ce qui est antérieur à la langue.

Se risquer, sur un fil, à fabriquer le geste juste, se mouvoir en émouvance.

Juste le geste, le mouvement, pour signifier sa présence au monde et y donner un sens autre.

Une façon de se révolter de l’intérieur, d’aller à la source de soi pour atteindre celle de l’autre.

De se relier par la sensibilité dans ce qu’elle a de plus brute, de plus animal, de plus sensuel, de plus instinctif".

Impressions à partir d’une forme Poésie-Danse : « Le Vertige des ombres », à l’atelier du 8, le 10 octobre 2020. Vernissage de l’expo « La Danse des visages ».

"L’intelligence des lieux, de l’espace, du mouvement, du geste.
Entrer en résonnance, révéler les lieux, révéler une part d’invisible.
Eloge du minuscule, de la lenteur, du silence.
Dans la nature, dans un théâtre, dans un musée, dans un appartement, dans une galerie, dans la rue, où que ce soit, décloisonner les arts.

Signifier la violence, la douceur, la pudeur, l’errance, la délicatesse.

Explorer un au-delà des Frontières, sonder en profondeur.

Avec une finesse et une subtilité tout à toi.

Tomber juste à temps. Comme une feuille dansante dans sa chute, comme un papillon, tu posais ta tête ou ta main sur mon épaule.

La danse, c’est aussi un combat, un « art martial ».
J’avais l’impression d’avoir à côté de moi, une ceinture noire 7ème dan 
qui pourrait plier un boxeur en un seul mouvement.
Je me sentais comme un élève. Tu m’impressionnais, je t’admirais.
Des mots t’inspiraient et tu les traduisais dans un autre langage.
Comme si on revenait à la source des mots.
Au lieu de me terrasser, tu m’élevais et donnais de la profondeur 
et une incarnation  aux mots.
Tu les faisais entrer dans le réel et retourner au corps, à la source.
Une évolution comme une involution".

Tout était Danse en Toi

"Tes frontières, tes lisières
Tes fenêtres, tes mystères
Tes prisons, tes déraisons
Tes frissons, tes floraisons

Tes visages, tes regards
Tes miroirs, tes au-delà
Tes gestes justes

Mouvement apprivoisé
Jusqu’aux lignes de fuite
En quête d’horizon

Ta sensualité, ta sensibilité
Ta gravité, tes arrêts, tes pas (de côté)

Tes escaliers, tes rampes
Tes chutes, tes élans

Tes errances, tes résonnances
Tes transcendances, tes nuances
Tes délivrances, tes émouvances

De l’infime à l’intime
Du minime au sublime
Tes moindres mouvements
Etaient infini danse

Ton sol, tes racines, tes feuilles, ta sève
Tes rivières, tes ruisseaux, tes sources, 
Tes cascades, tes torrents

Ton ancrage, ton courage
Tes étoiles, tes ciels, tes nuages
Ta respiration, ton souffle, tes silences
Tout était dense en toi.

Tout était danse, en toi".
 

"Elle voulait leur donner la possibilité de s'exprimer et de se sentir exister"

Au-delà des performances artistiques, Alexandra Richard tentait d'utiliser l'expression corporelle comme un outil de sensibilisation et de partage. "Elle était très sensible sur le sujet des migrants et de leurs sorts en arrivant en France, explique Aurore du Resf 43. Leurs combats l'angoissaient véritablement et elle pensait qu'il y avait urgence à agir. Avec son spectacle Ex-Ils, elle a invité des migrants mineurs à intégrer la pièce et parler de leurs propres histoires. Elle voulait leur donner une place, les rendre visible, leur donner la possibilité de s'exprimer et de se sentir exister. Pour tous ces jeunes, elle est toujours là quand on avait besoin d'elle. Comme une grande sœur".

Alexandra durant la pièce "Ex-Ils" et les jeunes migrants participants. Photo par Nicolas Defay

Un cœur trop grand

Alexandra Richard devait se produire le samedi 6 mars lors de la mobilisation pour la Journée internationale des droits des femmes. Elle avait préparé une chorégraphie pour clore la manifestation avec la chanson intitulée "Quand c'est non, c'est non" de Jeanne Chertal. Avec son corps, les notes de musiques seraient devenues des messages, des cris, des points serrés pour dénoncer des féminicides et les violences conjugales. Avec son corps, les paroles auraient pris forme une poignée de minutes, une poignée de temps reflétant le corps des millions de femmes à travers ses mouvements.

Mais Alex, Bobine, Bobinette est partie lundi 1er mars à l'âge de 46 ans. Son cœur trop grand s'est brisé comme ça, pour rien, d'un coup. Elle a esquissé un dernier pas de danse et s'en est allée, aussi discrète qu'un brin de pissenlit porté par le rythme du vent.

Photo par Florence Pascale