Et si on poursuivait l'instruction à domicile ?

lun 25/05/2020 - 09:50 , Mise à jour le 27/11/2020 à 09:05

« Au début du confinement, avec les collègues, on se disait que les parents allaient penser que tout le monde pouvait devenir enseignant du jour au lendemain, qu’on ne servait à rien, se souvient Vinciane Moulergue, enseignante de maternelle à l’école de Saint-Paulien, mais en fait c’est tout l’inverse ; j’ai pas mal de parents qui me disent "Je ne sais pas comment vous faîtes !" » S’il semblerait que ce point de vue soit partagé par de nombreux parents, pas aidés - il est vrai - par la charge de télétravail à conjuguer avec leur nouveau rôle pédagogique, certains y ont vu une source de satisfaction. C’est le cas de Marie, mère de deux garçons de 5 et 8 ans à Polignac : « J'ai aimé faire l'école aux garçons, même si ma nature stressée fait que j'ai toujours peur qu'on n'en ait pas fait assez, confie-t-elle, je trouve chouette de savoir ce qu'ils sont en train d’étudier, d'y trouver des prolongements dans la vie quotidienne et d'approfondir des choses qui leur plaisent ». De là à cesser ou réduire drastiquement son activité professionnelle pour adopter l’instruction à domicile à la rentrée prochaine, elle n’y songe pas.

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Qui plus est, un distinguo s’impose. « La continuité pédagogique à distance mise en place depuis la mi-mars n’a rien à voir avec l’instruction à domicile », explique d’emblée l’Inspectrice d’académie Marie-Hélène Aubry. En effet, les enseignants ont gardé le contact avec leurs élèves (mis à part les moins de 1,5 % d’élèves perdus de vue) en tentant, chacun à sa manière, de faire classe par divers outils numériques interposés. En temps normal, hors pandémie, il y a deux manières de pratiquer l’instruction à domicile. Par le CNED ou de manière libre.

Le CNED payant si on entre pas dans les critères
Commençons par le CNED. L’intervention du Centre national d'enseignement à distance peut être sollicité par l’Inspection d’académie pour raison médicale temporaire (une hospitalisation de plusieurs mois) ou en raison des déplacements professionnels réguliers des parents (saisonniers, gens du voyage, forains…). C’est alors l’Education nationale qui prend en charge le coût financier.
En revanche, si c’est la famille qui en fait la demande, et qu’elle n’entre pas dans les critères du conventionnement, c’est à elle de payer les quelque centaines d’euros à l’année, y compris pour un élève en décrochage chronique. « Imaginons un enfant déjà exclu par trois établissements, hypothèse Marie-Hélène Aubry, l’Education nationale proposera toujours l’inscription dans un nouvel établissement, et si la famille estime que ça ne sert à rien et qu’elle préfère instruire son enfant à la maison par le CNED, ce sera à sa charge. »

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C’est pour l’option CNED que penche une famille de l’Yssingelais qui anticipe une rentrée de septembre tout aussi chamboulée qu’actuellement avec une 2e vague de contaminations à coup sûr d’ici là. Sans compter l’émergence de la maladie de Kawasaki qui touche les enfants. Le ministre de l’Education nationale, lui-même, a évoqué la poursuite, au moins partielle, de l’enseignement à distance dans le 1er comme le 2nd degré à la rentrée. « Nous ne voulons plus du bidouillage qu’on a en ce moment avec la continuité pédagogique, lance cette mère de deux garçons de 9 et 15 ans, chaque prof’ utilise un logiciel différent, il n’y a pas de contrôle des acquis ; ce n’est pas un reproche, c’est un constat, je comprends bien que personne n’avait prévu un tel scénario. » Son fils adolescent n’est pas beaucoup plus convaincu par la continuité pédagogique : « C’est le bazar, j’ai attrapé un virus sur mon ordinateur et certains prof’ font le strict minimum. » Pour suivre un programme de cours organisé, la famille fait confiance au CNED que le père avait pu tester pour préparer un concours. « J’ai juste peur de ne pas m’y tenir, reconnaît l’aîné avec franchise, mais bon c’est bien fait, y a des cours en visio et y a des contrôles réguliers. »

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"Le mythe de l’école comme symbole d’intégration, faut pas pousser"
Si la crainte de la contamination joue un rôle primordial pour ne pas retourner à l’école, une certaine désillusion envers l’institution, publique ou privée, est flagrante. « Le mythe de l’école comme symbole d’intégration, faut pas pousser, s’exclame la mère, y a pas pire endroit pour connaître la discrimination, la concurrence permanente, l’absence de choix, la domination de l’adulte sur l’enfant... » Et son fils aîné de reconnaître qu’ « une année, [il avait] un prof limite raciste ».

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Si la famille choisit de ne pas avoir recours au CNED, parfois jugé trop contraignant en termes de rythme notamment, elle peut alors assembler elle-même le matériel pédagogique pour l’instruction de son enfant. Un ou deux inspecteurs de l’Education nationale aviseront alors la famille d’une visite de contrôle. Si l'inspecteur juge les résultats du contrôle insuffisants, un second contrôle est prévu deux ou trois mois plus tard. « Cela arrive environ une fois tous les trois ans en Haute-Loire », confie Marie-Hélène Aubry. En revanche, ces 15 dernières années, l’Education nationale n’a jamais eu à mettre en demeure des parents de scolariser leur enfant après un second contrôle non satisfaisant.

----Cycle 1 : Maternelle (apprentissages fondamentaux)
Cycle 2 : CP - CE1 – CE2 (consolidation)
Cycle 3 : CM1 - CM2 - 6e (approfondissements)
Cycle 4 : 5e - 4e - 3e (détermination)
Cycle 5 : 2de - 1re – Terminale (terminal)-----Les contrôles initiaux ont lieu normalement une fois par an, mais parfois une fois tous les deux ans seulement selon certains témoignages. Il faut dire que l’on ne raisonne plus en termes d’année scolaire mais de cycles, le tout étant que l’enfant maîtrise l'ensemble des exigences du socle commun à ses 16 ans. Un observateur avisé aura d’ailleurs remarqué que les programmes se répètent souvent d’année en année. C’est qu’en fait « les cycles des anne?es colle?ge et lyce?e pourraient se faire en beaucoup moins de temps, explique Jean-Williams Semeraro, ex-Inspecteur d’acade?mie de Haute-Loire. Si l’on étale les enseignements dans la durée, c’est surtout pour permettre à tous les  e?le?ves d’acque?rir une certaine maturite? permettant de valider des compétences de compréhension indispensables. C’est ainsi que l’on trouve re?gulie?rement des enfants de 13 ou 14 ans, assez précoces, en capacité de passer de?ja? le bac, souvent instruits a? la maison dans un milieu social favorise? ».

Pas de "c’est maintenant qu’on apprend"
Les deux familles de Haute-Loire pratiquant l’instruction à domicile que nous avons rencontrées, elles, ne sont pas dans cette optique. « Ce ne sont ni des surdoués, ni des précoces », affirment-elles. Au contraire, le but n’est pas de condenser les apprentissages mais d’adapter leur rythme à l’enfant. « A l’école, on te dit que maintenant c’est l’heure de faire des maths alors que tu venais de te plonger dans un point de Français, ça demande un gros effort d’adaptation à l’enfant coupé dans son élan, illustre Jean-Baptiste Maier, père de trois enfants de 11, 16 et 19 ans résidant à Loudes, tandis qu’en famille ça permet de saisir l’énergie du moment de curiosité en fonction de ce que l’on rencontre. »
Car ce que l’enfant rencontre, la plupart du temps, ce n’est ni un pupitre, ni un tableau. « Souvent, ce n’est pas à la maison que ça a lieu, raconte Noëmi, mère ponote de deux filles de 10 et 13 ans, ça peut être à la bibliothèque, n’importe où puisque tout est potentiellement source d’apprentissage sans qu’on dise pour autant "c’est maintenant qu’on apprend" ». Jean-Baptiste Maier applique la même philosophie : « Les deux premières années, on faisait ça de façon plus scolaire et puis, progressivement, on s’en est éloigné. Parce qu’un enfant apprend uniquement par le jeu et puis, à l'âge de trois ans, on lui dit qu’il faut arrêter de jouer, qu’il faut apprendre pour travailler. »

Un choix à assumer : rattraper si nécessaire
Pour ces deux familles, apprendre doit être un plaisir et non une contrainte. Il s’agit donc de s’écouter pour des apprentissages efficaces et pérennes. « Si ma fille a envie de ne faire que des maths pendant trois mois, il y a pas de problème, illustre Noëmi, je lui proposerais peut-être un peu de Français mais sans la forcer. »  Jean-Baptiste Maier peut même en témoigner : « Mon fils s’était lancé le défi de passer tous les niveaux de ceintures de couleur en maths, il a réussi, ensuite on n’a plus refait de maths pendant trois ans et il avait très peu oublié ; quand on trouve par soi-même, on s’en souvient. »
Quant au déséquilibre éventuel entre les matières étudiées, c’est un choix à assumer et à rattraper si l’on veut passer un diplôme ou reprendre une scolarisation classique par la suite (car les deux familles ont papillonné entre instruction à la maison et école selon les envies des enfants) : « Mon fils n’avait pas du tout fait d’Anglais alors pour le brevet, il a mis les bouchées doubles pendant un peu plus d’un mois et il a eu 12/20 », raconte Jean-Baptiste Maier qui a aidé son fils à apprendre ses verbes irréguliers. Car c’est une aventure commune où le parent ne remplace pas l’enseignant. « Au contraire, c’est même mieux de ne pas maîtriser le sujet pour le parent, partage Jean-Baptiste Maier, quand mon fils a préparé le brevet, on l’a préparé ensemble, du même côté du bureau, en déchiffrant ensemble ce que les prof’ attendaient. » Cette aventure commune est également source d’estime de soi selon le père : « à l’école, l’enfant est toujours dans la position de celui qui ne sait pas, alors qu’en étant acteur de son apprentissage, il a la fierté de pouvoir apprendre des choses à ses parents ou à ses frères et sœurs ; s’il se passionne pour les oiseaux par exemple, il m’explique des tas de trucs que j’ignore. »

"L’enfant sait le moment où il faut qu’il prenne son livre"
Quant à la cadence des apprentissages, elle peut être très souple mais aussi très variable. « Pour préparer le brevet, mon fils Mathys passait environ trois heures par jour assis à son bureau, cinq jours par semaine, se souvient Jean-Baptiste Maier, ma fille Judy plutôt quatre jours par semaine, mais en temps normal, ça représente plutôt une heure par jour à raison de trois ou quatre jours par semaine en se concentrant sur les maths et le Français ; le reste se fait ailleurs. » Et d’assurer que « l’enfant sait le moment où il faut qu’il prenne son livre ». Les filles de Noëmi peuvent aussi témoigner de cette souplesse : « Je ne les réveille pas », confie leur mère, évitant ainsi le rush du matin où toute la famille doit avaler son petit déjeûner à la va-vite avant de partir à l’école. Et tant pis si parfois, les filles se lèvent à 11 heures, mais le plus souvent c’est plutôt 9 heures. « Si à 9 ans, mes enfants s’endormaient à 3 heures du matin parce qu’ils voulaient finir un livre passionnant, ils se levaient ensuite à midi, pas de problème, au moins ils avaient la possibilité d’aller jusqu’au bout de leurs apprentissages », atteste Jean-Baptiste Maier.

> Lire l’ouvrage De la nécessité de déscolariser la société d’Ivan Illich (1971) 

Pour autant, le père de famille a remarqué que ses fils étaient plus friands de l’instruction en famille que sa fille, qui a effectué une plus grande proportion de sa scolarité à l’école. « Judy aime l’émulation, la dynamique de groupe, elle n’a pas le même rapport à l’adulte que les garçons ». Et Jean-Williams Semeraro de noter, au passage, que le système éducatif français « est plutôt mieux adapté aux filles en général ». Des filles globalement plus enclines à faire plaisir à la maîtresse. « Judy aime aussi transmettre aux autres de la classe », confie son père. « L’accompagnement par des pairs, c’est encore mieux qu’avec un adulte, glisse l’ex-inspecteur d’académie, car l’élève se reconnaît dans l’autre enfant du même âge ; c'est le principe du tutorat. »

----La Haute-Loire se situe dans la moyenne nationale quant à la proportion d’enfants instruits à la maison. Il n’y a pas profil type ou de phénomène tranché entre ruraux et urbains.-----Le spécialiste de l’éducation craint aussi qu’en étant instruit à la maison, l’enfant s’isole et ne profite pas de la mixité sociale censée être fournie par l’école (sans parler des contournements de carte scolaire). « C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de vivre en ville, explique Noëmi, pour que nos filles côtoient beaucoup de monde ; leurs cercles d’amis va de leurs camarades d'activités sportives ou culturelles au personnel de la bibliothèque, en passant par l’épicière d’en bas, donc aussi bien des enfants que des adultes et de toutes les catégories socio-professionnelles. »

En Haute-Loire, l’instruction à domicile (par le CNED et de manière libre) concerne actuellement 195 enfants, soit 0,48 % du total des enfants scolarisables. Parmi ceux-là, 102 relèvent du 1er degré, 93 du second (dont 55 par le CNED et 38 de manière libre).

Annabel Walker

> Lire aussi : ''Nous sommes individuellement bien plus importants que nous le pensons'' (10/05/2020), interview avec Jean-Williams Semeraro pour la sortie de son ouvrage Au Centre Du Dialogue

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