Je signale une erreur

Précisez éventuellement la nature de l'erreur

Veine Verte : Paysage avant massacre (Opinion)

sam 30/01/2021 - 15:00 , Mise à jour le 30/01/2021 à 15:00

La question de la déviation du Pertuis pose au fond celle de notre mode de vie : que voulons-nous demain ? Plus de voitures, plus de camions, plus de béton ? Sommes-nous vraiment prêts à sacrifier notre cadre de vie sur l'autel du progrès, de l'emploi et de l'économie ? "Les forêts précèdent les hommes, les déserts les suivent", disait Chateaubriand. Nous choisissons de passer deux heures sur le futur tracé de la 2x2 voies, aux abords d'un charmant petit bois du Pertuis…

Qu'est-ce que "Veine verte" ?

L'environnement qui nous entoure et qui nous est cher -- celui de la Haute-Loire -- nous l'évoquons ici, de manière engagée, comme chaque fin de mois, dans notre chronique Veine Verte. Cette tribune d'opinion n'a pas vocation à représenter l'avis de la rédaction.

C'est l'hiver et la neige a ceci de magique qu'elle fait de la nature un livre ouvert. Aux abords de ce bosquet dont le sort semble scellé, on ne compte pas les traces tant elles fourmillent. Il faut dire que le milieu est particulièrement diversifié (ce qui devient rare en Haute-Loire !). Sur quelques arpents à peine, on recense de ravissants murets de pierres sèches, élevés avec force patience par nos aïeux, une roselière, deux ou trois ruisselets, quelques pâtures humides, un chemin creux, un fourré épineux, d'étonnantes touffes de carex en mottes, les vestiges d'une chibotte… et ce fameux petit bois composé d'essences diverses.  

La nature comme un livre ouvert 

Le manteau de neige qui meringue les murettes à la manière d'un gâteau d'anniversaire est littéralement criblé d'empreintes, d'hermines surtout. Au sol, dans les pâtures, s'entrecroisent des traces de renards, de lièvres, de sangliers et de chats du village. Dans le sous-bois, des petites pattes jumelées trahissent la présence bondissante de la martre (d'autant qu'en escaladant un pin, l'animal a fait tomber au sol des petits éclats d'écorce) à côté des vestiges de la dernière victime d'un écureuil, une pomme de pin qu'il a éparpillée au petit bonheur façon "land art" sur la neige du matin.  

Nous guettons des signes de la présence de chouettes. Nous savons que les forêts du Pertuis hébergent deux rares chouettes de montagne, dont la chevêchette, une adorable petite boule de plumes à peine plus grosse qu'un poing, dont le petit chant flûté, même de jour, tranche avec l'air patibulaire. Et puis il y a la Tengmalm, la star des photographes de nature. Avec son air étonné et son disque facial parfaitement dessiné, c'est la chouette de carte postale par excellence, dont le ramage, un pou-pou-pou façon Marilyn, égale en beauté le plumage (devant certains nids connus, sur le plateau du Devès par exemple, les photographes amateurs font la queue pour ramener la "petite photo" qu'ils posteront ensuite sur les réseaux sociaux). 

Avatar en Velay 

Dans la famille des engins détestables, je demande l'abatteuse. Justement, l'une d'elles est à l'œuvre à l'autre bout du bosquet. Armée d'une mâchoire de cauchemar fixée à l'extrémité d'un tentacule articulé, elle abat, ébranche et billonne à tour de bras. Pour un arbre adulte, l'opération prend moins d'une minute… Devant pareille scène, on songe à Avatar, ce film dans lequel les hommes, ivres de leur toute-puissance technologique, entreprennent de piller les minerais de la planète Pandora, dévastant au passage une forêt immémoriale. Ce que la nature a mis des décennies, voire des siècles à créer en silence, l'abatteuse le détruit avec fracas en un claquement de mâchoire, sous la garde pléthorique de la maréchaussée mandatée par la préfecture. À ce train-là, le bosquet ne fera pas long feu. Terrifié par le vacarme, un chevreuil vient de quitter précipitamment sa couche, à l'orée du bois, et, l'air affolé, se met à divaguer dans la tourbière. À la cime d'un vieux bouleau, un pic-vert mâle (reconnaissable à sa "moustache" rouge, celle de la femelle étant noire) semble tétanisé et ne bougera pas d'un quart d'heure. 

Comment ce petit coin de paradis, tout en délicatesse, tout en bruissements, tout en froufrous, pourrait-il résister face à la toute-puissance obscène des abatteuses ? Comment pourrait-il faire face aux injonctions économiques ? Car ce chantier hypertrophié (était-il vraiment besoin de détruire 140 hectares et de dépenser plus de 200 millions d'euros pour sécuriser cette portion de route ?) sert en réalité à perfuser l'économie locale et régionale : on paie des bureaux d'études, des entreprises forestières et des bétonneurs en tous genres, avant, cerise sur le gâteau, suprême insulte, de financer la mise en œuvre de mesures dites "compensatoires". Détruire la planète, détruire notre cadre de vie, détruire tout ce qui fait la magie de ce département, c'est-à-dire ses paysages et sa vie sauvage, disons-le tout net, c'est bon pour les affaires. Même en 2021, même à l'heure où tous les signaux de la planète sont au rouge clignotant… Jusqu'au bout, on fera tourner les bétonnières : tous les décisionnaires économiques, publics ou privés, nous en font à l'unisson la promesse solennelle ! Et, pour que les destructions ne prennent pas de retard, on envoie en force les "bons petits soldats" de la force publique. Les voilà qui patrouillent justement sur la petite route enneigée, de l'autre côté du bosquet. Il y a peu de chances pour qu'ils sortent le nez de leur habitacle douillet mais, tout de même, faisons-nous discrets… 

Un dernier SOS de Dame Nature 

Nous voulons partir, regagner nos pénates, mais nous n'y parvenons pas : dans quelques jours, cet endroit n'existera plus, toute cette vie aura disparu. Profitant d'un rayon de soleil, nous posons délicatement le séant sur une murette, à l'orée du bois. Une silhouette ondulante détale au loin, au ras du sol. Une martre peut-être… sans doute ! Sur une branche basse d'un bouleau, une demi-douzaine de pinsons du nord, alignés comme à la parade, dodelinent de leur tête grise en un curieux manège. Dans les vergnes, un peu plus haut, une nuée de tarins des aulnes, reconnaissables à leurs reflets jaune citron, s'abattent sur les chatons qu'ils se mettent à picorer frénétiquement en prenant des poses de trapézistes. Accompagné d'un grimpereau des bois, un écureuil escalade par saccades un vieux pin de boulange, criblé de trous de pics et tagué à la bombe d'une zébrure orange (signe qu'il échappe provisoirement à l'abatteuse)… En guise de SOS ultime, la nature nous offre une dernière apparition : une hermine vêtue de sa blanche livrée hivernale jaillit soudain d'un trou de rat taupier à quelques pas et prend la pose face à nous sur un bout de muret ensoleillé. La légende dit que l'hermine préfère la mort à la souillure (les ducs de Bretagne en firent naguère leur devise)… Que fera celle-ci lorsque ces satanées machines auront à jamais souillé son lieu de vie ? 

Une matinée, deux petites heures, dans un petit bois, sur le tracé. Dans quelques jours, quelques heures, ce petit coin de paradis aura disparu. Et dans quelques mois, quelques années, il sera remplacé par un énorme serpent de béton infesté de camions. Le jour où nous comprendrons que la Terre est toute petite (et qu'il ne peut pas y avoir d'économie ou d'emploi sur une planète détruite), nous la protégerons. En attendant, nous scions gaiement la branche sur laquelle nous sommes assis… 

Oumpah-Pah